Un important débat susceptible d'affecter l'avenir d'Internet a lieu aujourd'hui en Europe. La Commission européenne envisage la mise en place de nouvelles règles régissant la manière dont les réseaux se connectent les uns aux autres sur Internet. Elle étudie des propositions qui, sans exagération, ralentiront l'Internet pour les consommateurs et se révéleront dangereuses pour ce dernier.
Les grandes entreprises de télécommunications historiques se plaignent avec force auprès de quiconque veut les écouter qu'elles ne sont pas correctement indemnisées pour les investissements qu'elles réalisent. Issues d'un ensemble de monopoles autrefois réglementés, ces entreprises constituent toujours les plus grandes entreprises de télécommunications en Europe au sein du marché compétitif d'aujourd'hui. Elles affirment que les volumes de trafic connaissent une croissance rapide (principalement du fait du streaming vidéo), en impliquant la nécessité pour elles de réaliser des investissements afin de rester dans la course. De même, elles demandent la mise en place de nouvelles taxes sur les grandes entreprises technologiques américaines, à titre de contribution « équitable » que ces réseaux devraient verser en contrepartie des investissements réalisés au niveau de l'infrastructure Internet européenne.
En réponse à cette campagne, la Commission européenne a publié, au mois de février, un ensemble d'actions recommandées et de propositions « visant à rendre la connectivité gigabit disponible pour tous les citoyens et toutes les entreprises du territoire européen d'ici 2030 ». La Commission poursuit en affirmant qu'une « connectivité fiable, rapide et sécurisée est indispensable à tout citoyen de l'Union, peu importe l'endroit où il se trouve, notamment dans les zones rurales et excentrées ». Si cet objectif va assurément dans la bonne direction, notre accord avec l'approche de la Commission européenne s'arrête malheureusement ici. Une lecture attentive de la consultation préliminaire de la Commission qui accompagne les propositions de connectivité gigabit révèle que l'objectif final consiste à intervenir sur le marché de l'interconnexion réseau, dans l'intention de soutirer des frais aux grandes entreprises de technologies et d'aiguiller ces derniers vers les grandes entreprises de télécommunications historiques.
Le débat a été dépeint comme un affrontement entre les grandes entreprises de technologie américaines et les grandes entreprises de télécommunications européennes. Or, les enjeux sont bien plus vastes. Contrairement à leur intention initiale, ces propositions accorderaient aux plus grandes entreprises de technologie un accès favorisé aux plus grands FAI européens. Les consommateurs européens, de même que les petites entreprises, se retrouveraient avec une connexion plus lente lorsqu'ils accéderaient à n'importe quel site Internet n'appartenant pas au cercle très fermé de ces grandes entreprises américaines, également connu sous le nom de Big Tech (Netflix, Google, Meta, Amazon, etc. ). Nous expliquerons ci-dessous pourquoi Cloudflare, bien que non concernée par ces coûts supplémentaires à l'heure actuelle, reste intimement convaincue que ces frais sont dangereux pour Internet :
Les frais d'utilisation du réseau créeraient des voies rapides pour le contenu des Big Tech et des voies plus lentes pour tout le reste. Le réseau Internet s'en trouverait donc ralenti pour les consommateurs européens ;
Les petites entreprises, les start-ups Internet et les consommateurs sont les bénéficiaires des tarifs de gros peu élevés pour la bande passante. Une intervention réglementaire sur ce marché entraînerait une hausse des prix, répercutée ensuite sur les PME et les consommateurs ;
L'Internet fonctionne mieux (plus rapidement et de manière plus fiable) lorsque les réseaux se connectent librement et fréquemment, afin d'acheminer le contenu et les services aussi près que possible des clients. Les frais d'utilisation du réseau découragent artificiellement les efforts visant à apporter le contenu au plus près des utilisateurs et dégradent l'expérience Internet pour les consommateurs.
Les raisons pour lesquelles l'interconnexion réseau revêt une importance capitale
Afin de comprendre pourquoi le débat en Europe a une importance sur l'avenir d'Internet, il convient de comprendre de quelle manière le trafic Internet est acheminé aux utilisateurs finaux, de même que les étapes à suivre pour améliorer les performances d'Internet dans son ensemble.
Il s'agit là d'un sujet que nous connaissons particulièrement bien chez Cloudflare. D'après Hurricane Electric, Cloudflare se connecte avec d'autres réseaux à 287 points d'échange Internet (Internet exchange points, IXP), soit un chiffre qui en fait le deuxième réseau le plus interconnecté du monde. Nous sommes également directement connectés à d'autres réseaux sur Internet dans plus de 285 villes réparties dans plus de 100 pays. Aussi, lorsque nous découvrons une proposition visant à modifier la manière dont les réseaux s'interconnectent, nous en prenons acte. Le projet actuellement étudié par la Commission européenne peut sembler viser la relation directe entre les entreprises de télécommunications et les grandes entreprises de technologie, mais nous savons qu'il aura des effets bien plus vastes.
Les réseaux échangent des données de différentes manières sur Internet. Dans certains cas, les réseaux se connectent directement afin d'échanger les données entre utilisateurs de chaque réseau. C'est ce qu'on appelle le peering (ou connexion de pair à pair). Cloudflare dispose d'une politique de peering ouverte : nous sommes prêts à nous connecter directement à n'importe quel autre réseau. Le peering constitue un saut entre les réseaux, il s'agit de la norme de référence en la matière. Un nombre de sauts réduit entre le début et la fin implique généralement une diffusion de données plus rapide et plus fiable. Nous nous connectons directement à plus de 12 000 réseaux à travers le monde, et ce sans paiement. C'est-à-dire qu'aucun réseau ne paie quoi que ce soit à l'autre pour envoyer du trafic. Cette connexion directe sans frais constitue l'un des aspects de l'activité Cloudflare qui nous permet de proposer une version gratuite de nos services à des millions d'utilisateurs à travers le monde. Les particuliers et les petites entreprises peuvent ainsi profiter de sites web qui se chargent rapidement et efficacement, tout en étant mieux protégés contre les cyberattaques. Nous parlerons plus en détail des avantages liés au peering sans paiement ci-dessous.
Figure 1 : le trafic emprunte l'un des trois chemins entre le FAI d'un utilisateur final et le contenu ou le service auquel il essaie d'accéder. Le trafic peut circuler en connexion directe (de pair à pair) entre le FAI et le fournisseur du contenu ou du service. Il peut également circuler en IX Peering (peering via point d'échange Internet), c'est-à-dire une connexion many:many entre plusieurs réseaux de chaque côté, ou via un fournisseur de transit, c'est-à-dire via un réseau qui bénéficie d'une rémunération pour diffuser le trafic n'importe où sur Internet.
Lorsque les réseaux ne se connectent pas directement, ils peuvent avoir à payer un réseau de transit IP tiers afin que ce dernier diffuse le trafic pour leur compte. Aucun réseau n'est connecté à l'ensemble des autres sur Internet, les réseaux de transit jouent donc un rôle important pour faire en sorte qu'un réseau donné puisse joindre n'importe quel autre réseau. Ils sont rémunérés pour ce faire. En règle générale, un réseau paiera des frais à son fournisseur de transit en fonction de la quantité de trafic dont il demande la diffusion. Cloudflare se connecte à plus de 12 000 autres réseaux, mais il existe plus de 100 000 systèmes autonomes (Autonomous Systems, AS, c'est-à-dire de réseaux) sur Internet. Nous passons donc par des réseaux de transit pour joindre « les plus distants ». Prenons un exemple. Le réseau Cloudflare (AS 13335) diffuse le site web cloudflare.com à n'importe quel réseau qui en fait la demande. Si l'utilisateur d'un petit FAI avec lequel Cloudflare n'a pas de connexion directe demande le site cloudflare.com sur son navigateur, il est probable que son FAI passera par un fournisseur de transit pour envoyer cette requête à Cloudflare. Cloudflare répondra alors à la requête en envoyant le contenu du site web à l'utilisateur via un fournisseur de transit.
En Europe, les fournisseurs de transit jouent un rôle essentiel, car bon nombre parmi les plus grands opérateurs de télécommunications en place ne proposent pas de connexions en peering direct sans paiement. Par conséquent, de nombreux consommateurs européens passant par de grandes entreprises de télécommunications historiques interagissent avec les services Cloudflare par l'intermédiaire de réseaux de transit tiers. Ce mode de connexion ne constitue pas la norme de référence en matière d'interconnexion réseau (il s'agit plutôt du peering, une forme de connexion plus rapide et plus fiable), mais il fonctionne suffisamment bien la plupart du temps.
Bien entendu, nous serions ravis chez Cloudflare de pouvoir nous connecter aux entreprises de télécommunications européennes, car nous disposons d'une politique de peering ouverte. Comme nous allons le montrer, les améliorations en termes de performances et de fiabilité pour le contenu et les services de leurs abonnés et de nos clients seraient considérables. De même, si ces entreprises de télécommunications nous proposaient le transit (c'est-à-dire la capacité d'envoyer du trafic à Internet via leur réseau) au prix du marché, nous envisagerions d'utiliser ce service dans le cadre de notre sélection de fournisseurs compétitifs. S'il est malheureux que les opérateurs de télécommunications en place n'aient pas proposé ces services à des prix concurrentiels, de manière générale, le marché de l'interconnexion en Europe (soit le réseau Internet lui-même) se porte bien à l'heure actuelle. D'autres acteurs en conviennent. L'ORECE, c'est-à-dire l'organe des régulateurs européens des communications électroniques (également connu sous l'acronyme anglais BEREC, pour Body of European telecommunications regulators), a récemment écrit dans une évaluation préliminaire :
L'expérience de l'ORECE montre que l'Internet a démontré sa capacité à faire face à des volumes de trafic croissants, ainsi qu'aux modifications du schéma de la demande, des technologies et des modèles opérationnels, mais aussi du pouvoir d'influence sur le marché (relatif) entre les acteurs de ce dernier. Ces développements se reflètent dans les mécanismes d'interconnexion IP régissant Internet, qui ont évolué sans nécessiter d'intervention réglementaire. La capacité d'Internet a s'auto-adapter s'est montrée et demeure essentielle pour sa réussite et ses possibilités d'innovation.
Il existe un marché compétitif pour le transit IP. Selon le rapport State of the Network 2023 (État du réseau en 2023) publié par la firme d'analyses de marché Telegeography, « Les tarifs [les plus bas] proposés pour 100 GigE [services de transit IP en Europe] s'élevaient à 0,06 USD par Mb/s et par mois ». Ces prix étaient cohérents avec ceux que Cloudflare observe sur le marché. De notre point de vue, la Commission devrait être fière de la compétition effective sur ce marché et la protéger. Ces tarifs sont comparables aux prix du transit IP aux États-Unis et sont la marque, de manière générale, d'un écosystème Internet sain. Les tarifs de gros compétitifs en matière de bande passante (prix de transit) impliquent qu'il est plus facile pour de petites entreprises de télécommunications indépendantes d'entrer sur le marché, tout en entraînant des prix bas pour tous les types d'applications et de services sur Internet. De notre point de vue là encore, une intervention réglementaire au sein de ce marché bien huilé présenterait des risques considérables.
Les grands opérateurs de télécommunications historiques sollicitent en partie une intervention réglementaire, car elles ne sont pas prêtes à accepter des tarifs de marché équitables pour le transit. Les très grandes entreprises de télécommunications et les CAP (Content and Application Providers, fournisseurs de contenu et d'applications) — le terme utilisé par la Commission européenne pour désigner les réseaux disposant du contenu et des services dont les consommateurs souhaitent bénéficier) — négocient librement les tarifs de transit et de peering. D'après notre expérience, les grands opérateurs de télécommunications établis exigent des frais de peering représentant plusieurs fois ce qu'un CAP pourrait payer aux réseaux de transit pour un service similaire. Face aux tarifs proposés, de nombreux réseaux (dont Cloudflare) continuent de passer par des fournisseurs de transit plutôt que de payer des frais de peering aux grandes entreprises de télécommunications en place. Ces dernières tentent de se servir de la réglementation pour contraindre les CAP à accepter ce type de relation au contexte tarifaire artificiellement élevé.
Si la proposition de la Commission était adoptée, le prix de l'interconnexion en Europe serait probablement défini par voie réglementaire et non par le marché. Une fois un prix établi pour l'interconnexion entre les CAP et les entreprises de télécommunications (qu'il soit déterminé via la négociation ou, plus vraisemblablement, de manière arbitraire), le tarif deviendrait potentiellement le prix de fait pour l'ensemble des interconnexions. Après tout, si les opérateurs de télécommunications peuvent demander des prix gonflés de manière artificielle aux plus grands CAP, pourquoi accepteraient-ils des tarifs bien moins élevés de la part de n'importe quel autre réseau (y compris les réseaux de transit) pour se connecter au leur ? Au lieu de voir la diminution des prix de gros dynamiser l'innovation en matière d'Internet, comme c'est actuellement le cas en Europe et aux États-Unis, l'accroissement des prix de gros sera répercuté sur les petites entreprises et les consommateurs.
Les frais d'utilisation du réseau pourraient offrir une voie rapide aux entreprises de la Big Tech, aux dépens des consommateurs et des fournisseurs de services de plus petite taille.
Si ces frais deviennent une réalité, l'expérience Internet actuelle des utilisateurs européens se détériorera à coup sûr. Malgré les règlements existants en matière de neutralité du net, nous constatons déjà que les grandes entreprises de télécommunications relèguent le contenu des fournisseurs de transit aux connexions plus encombrées. Si les plus grands CAP paient les interconnexions, le trafic des consommateurs vers d'autres réseaux sera lui aussi relégué vers des chemins plus lents et/ou encombrés. Les réseaux qui ne paient pas utiliseraient toujours les services de fournisseurs de transit pour joindre les grands opérateurs de télécommunications, mais ces liaisons de transit seraient manifestement de second plan par rapport au trafic payant. Les liaisons de transit existantes deviendraient (plus) lentes et encombrées. En ne ciblant que les plus grands CAP, une proposition basée sur les frais d'utilisation du réseau consoliderait, de manière perverse et contraire à l'intention première, la position dominante de ces CAP en améliorant l'expérience des consommateurs sur ces réseaux aux dépens de l'ensemble des autres. En exigeant que les CAP paient le peering aux grandes entreprises de télécommunications, la Commission européenne faciliterait dès lors la discrimination envers les services utilisant des réseaux de taille plus réduite et les entreprises ne disposant pas du même niveau de ressources que les grands CAP.
En effet, nous remarquons déjà les signes que certains des grands opérateurs de télécommunications historiques traitent les réseaux de transit comme des citoyens de seconde zone en matière de trafic Internet. En novembre 2022, HWSW, un site d'actualités technologique hongrois, a signalé les problèmes de connexion Internet récurrents affectant les utilisateurs de Magyar Telekom, une filiale de Deutsche Telekom, du fait des encombrements entre Deutsche Telekom et ses réseaux de transit :
Le problème réseau persistant pendant la période particulièrement bien définie qui court principalement entre 16 h et minuit, heure hongroise, (…) résulte d'encombrements au niveau de la connexion (niveau 3) entre Deutsche Telekom, l'entreprise mère qui exploite les itinéraires de peering internationaux de Magyar Telekom et Cloudflare. Il affecte par conséquent non seulement les abonnés hongrois, mais également dans une plus ou moins grande mesure, l'ensemble des filiales de DT qui, à l'instar de Magyar Telekom, sont liées à l'entreprise mère. (texte anglais original traduit par Google Translate)
Les grands opérateurs de télécommunications démontrent depuis de nombreuses années que la préservation de la qualité du trafic qui les rejoint via des réseaux de transit ne constitue pas une haute priorité pour eux. En 2015, Cogent, un fournisseur de transit, a porté plainte contre Deutsche Telekom concernant les interconnexions, en écrivant ce qui suit : « Deutsche Telekom a entravé la libre circulation du trafic Internet entre les clients de Cogent et ceux de Deutsche Telekom, en refusant d'augmenter la capacité des ports d'interconnexion permettant l'échange du trafic ».
Au-delà de l'effet sur les consommateurs, la mise en œuvre des frais d'utilisation du réseau semble contraires au règlement sur l'Internet ouvert (Open Internet Regulation) de l'Union européenne, parfois désignée sous le nom de clause de neutralité du net. L'article 3 (3) du règlement stipule :
Dans le cadre de la fourniture de services d'accès à l'Internet, les fournisseurs de services d'accès à l'Internet traitent tout le trafic de façon égale et sans discrimination, restriction ou interférence, quels que soient l'expéditeur et le destinataire, les contenus consultés ou diffusés, les applications ou les services utilisés ou fournis, ou les équipements terminaux utilisés (mise en italique ajoutée).
Les frais issus de certaines sources de contenu en échange de chemins privés entre les CAP et les grandes entreprises historiques de télécommunications ressemblent à une violation en bonne et due forme de cette clause.
Les frais d'utilisation du réseau mettraient en danger les avantages liés au peering sans paiement
Évoquons maintenant l'écosystème entraînant un Internet prospère. Nous avons commencé par parler du transit, nous allons désormais passer au peering, un concept qui occupe un rôle central, bien que silencieux, dans la manière dont Internet fonctionne. Le « peering » désigne la pratique qui voit l'interconnexion directe entre deux réseaux (il peut s'agir d'infrastructures backbone, de CDN, de réseaux mobile ou d'entreprises de télécommunications large bande) afin d'échanger du trafic. Les réseaux s'interconnectent presque toujours gratuitement (« sans paiement ») compte tenu des avantages en termes de performances et de résilience dont nous allons parler. Une récente étude portant sur plus de 10 000 FAI révèle que 99,99 % de leur trafic échangé s'effectue sur la base du sans paiement. L'Internet fonctionne mieux lorsque ces arrangements de peering interviennent librement et fréquemment.
Ces types d'arrangements de peering et d'interconnexions réseau améliorent aussi considérablement la latence des services diffusés par Internet pour l'utilisateur final. La vitesse d'une connexion Internet dépend davantage de la latence (le temps nécessaire à un consommateur pour effectuer une requête et recevoir la réponse) que de la bande passante (la quantité maximale de données circulant via une connexion à un moment donné). La latence est essentielle dans de nombreux scénarios d'utilisation de l'Internet. Un récent article technique utilisait l'exemple d'une application de cartographie réagissant au défilement de l'utilisateur. L'application n'aura pas besoin de charger des données non nécessaires si elle peut obtenir rapidement une petite quantité de données en réponse au déplacement du curseur de l'utilisateur dans une certaine direction.
À l'égard des innombrables avantages, le peering sans paiement entre les réseaux CDN et les FAI terminaux constitue la norme mondiale du secteur. La plupart des réseaux comprennent que le peering sans paiement permet (1) à leurs clients de bénéficier de la meilleure expérience possible grâce à la diffusion locale du trafic, (2) aux réseaux de profiter d'une résilience accrue du fait des nombreux chemins disponibles pour le trafic et (3) aux données d'être échangées à l'échelon local plutôt que d'être redirigées et agrégées en volumes plus importants au sein de plateformes Internet régionales. À l'inverse, le peering payant s'avère rare. Il est d'ailleurs généralement employé par les réseaux qui opèrent dans des marchés dépourvus de solide compétition. Malheureusement, lorsqu'une entreprise de télécommunication historique atteinte une position dominante sur le marché ou se retrouve sans véritable concurrence, ils peuvent devenir de moins en moins concernés par les pénalités de performances qu'ils imposent à leurs propres utilisateurs en refusant le peering direct.
À titre d'exemple, prenez un moment pour examiner la carte affichée en figure 2. Cette carte montre la situation en Allemagne, où la plus grande partie du trafic est échangée par l'intermédiaire de fournisseurs de transit au sein de la plateforme Internet de Francfort. Les consommateurs sont perdants dans cette situation, et ce pour deux raisons. Premièrement, plus ils sont éloignés géographiquement de Francfort, plus la latence des services Cloudflare sera élevée. Pour les clients résidant dans le nord-est de l'Allemagne, par exemple, la distance entre les serveurs Cloudflare et Francfort implique une latence pratiquement doublée par rapport à celle rencontrée par les consommateurs situés plus près de Cloudflare, géographiquement parlant. Deuxièmement, la dépendance envers un petit nombre de fournisseurs de transit expose le trafic des clients à des risques d'encombrements et de perte de fiabilité. Le remède à ces problèmes est évident : si les grands opérateurs de télécommunications acceptaient de s'interconnecter (« s'appairer » par peering) avec Cloudflare dans l'ensemble des cinq villes dans lesquelles Cloudflare dispose de points de présence, chaque consommateur, indépendamment de sa situation géographique en Allemagne, connaîtrait la même expérience Internet d'excellente qualité.
Nous avons montré que l'interconnexion locale sans paiement bénéficie aux consommateurs en améliorant la vitesse de leur expérience Internet, mais aussi que l'interconnexion locale réduit la quantité de trafic agrégée au sein des plateformes Internet régionales. Si une entreprise de télécommunications s'interconnecte à un gros fournisseur de vidéo dans une seule plateforme régionale, cette dernière doit faire transiter la requête de contenu de l'abonné sur son réseau jusqu'à la plateforme. Les données sont échangées au niveau de la plateforme et l'opérateur télécom doit ensuite faire transiter à nouveau les données sur son réseau « backbone » jusqu'à l'abonné. (Si cette situation peut entraîner des volumes de trafic importants, les réseaux modernes peuvent facilement étendre leur capacité entre eux, pratiquement sans frais, en ajoutant des ports supplémentaires. La capacité du câble en fibre optique de ce composant « backbone » d'Internet n'est pas limitée.)
Figure 3. Un exemple hypothétique dans lequel un opérateur télécom uniquement interconnecté avec un fournisseur vidéo au sein d'une plateforme Internet régionale et montrant de quelle manière le trafic est agrégé au point d'interconnexion.
Le peering local sans paiement constitue un moyen de réduire le trafic circulant dans ces points d'interconnexion. Un autre moyen consiste à utiliser des caches intégrés, proposés par la plupart des réseaux CDN, dont Cloudflare. Dans ce scénario, un réseau CDN envoie des équipements physiques à l'opérateur télécom, qui les installe sur son réseau au niveau de ses points d'agrégation locaux privés. Lorsque l'abonné demande des données au CDN, l'opérateur peut alors trouver le contenu dans le point d'infrastructure local et les renvoyer à l'abonné. Les données n'ont pas besoin d'être agrégées sur des liaisons de redirection et n'atteignent jamais la plateforme Internet régionale. Cette approche est particulièrement courante. Cloudflare dispose de centaines de déploiements de ce type avec des opérateurs de télécommunications à travers le monde.
Figure 4. Un exemple hypothétique dans lequel un opérateur de télécommunications a déployé des caches intégrés proposés par un fournisseur de vidéo, afin d'éliminer les redirections et l'agrégation du trafic au niveau des points d'échange Internet.
Conclusion : faites connaître votre point de vue à la Commission européenne !
En fin de compte, notre point de vue est le suivant : malgré la mauvaise volonté de nombreux grands acteurs européens historiques à se connecter en peering sur le principe du sans paiement, le marché de l'interconnexion IP est sain, un point qui bénéficie donc aux consommateurs européens. Nous pensons que l'intervention réglementaire forçant les fournisseurs de contenus et d'applications à accepter des accords de peering payants aurait pour effet de reléguer l'ensemble du trafic autre à des liaisons lentes et encombrées. De même, nous craignons que cette intervention ne permette de répondre à aucun des objectifs de la Décennie numérique de l'Europe et ne contribue en définitive qu'à détériorer l'expérience Internet pour les consommateurs et les petites entreprises.
Bien d'autres entreprises, ONG et personnalités politiques ont exprimé leurs inquiétudes concernant l'impact de l'introduction des frais d'utilisation du réseau en Europe. Un certain nombre de parties prenantes ont déjà soulevé les dangers liés à la régulation du système d'interconnexion Internet, de groupes de défense des droits numériques à l'Internet Society, en passant par les fournisseurs de vidéo à la demande européens, les diffuseurs commerciaux, les échanges Internet (Internet Exchanges) et les opérateurs mobiles, sans oublier plusieurs gouvernements européens et membres du Parlement européen.
Si vous estimez qu'une intervention majeure dans la manière dont les réseaux s'interconnectent en Europe n'est pas nécessaire, et même dangereuse, nous vous invitons à vous documenter davantage sur la consultation de la Commission européenne. Si cette consultation peut s'avérer intimidante en soi, n'importe qui peut adresser une réponse à la Commission (date limite : 19 mai). Vous pouvez, par exemple, lui dire que ses objectifs de connectivité universelle et omniprésente sont les bons, mais que l'approche envisagée va dans la mauvaise direction.